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Les modèles de grainage de la nature 理 (lǐ)

  • Photo du rédacteur: Jason Iotti
    Jason Iotti
  • 29 nov.
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 7 jours


1. Structure graphique : le jade et l’ordre interne


Le caractère 理 (lǐ), l’un des concepts centraux de la pensée chinoise classique, s’éclaire pleinement lorsqu’on en examine la structure graphique originelle et l’usage qu’en font les textes fondateurs. Il est formé de la clé 玉 (yù) — le jade — placée à gauche, et du composant 里 (lǐ) à droite, combinant à la fois valeur phonétique et résonance sémantique. La clé 玉, présente sous sa forme simplifiée ⺩, renvoie dans la culture chinoise à la pureté, à la noblesse et à l’harmonie. Dans l’art lapidaire, le jade n’est pas seulement précieux : il est porteur d’une structure interne, d’un grain naturel, qu’il s’agit de révéler par la taille et le polissage. Cette opération devient une métaphore, ici, fondamentale : mettre en ordre selon la nature propre de la matière.

Le composant 里, qui signifie « village », « intérieur » ou encore « unité de distance », sert ici de phonétique, mais son sens contribue également à l’idée générale : un ordre interne, une structuration qui s’enracine dans la profondeur des choses, comme un jade dont le grain se révèle au cœur même de la pierre.

Dans les inscriptions anciennes et les textes des Royaumes combattants, 理 désigne d’abord l’action de « tailler, polir, ordonner » une pierre précieuse, avant d’exprimer, par extension, l’organisation immanente du réel.


Structure interne du jade, révélant les "veines" (文) issues des motifs des grainages (理)
Structure interne du jade, révélant les "veines" (文) issues des motifs des grainages (理)


2. Observations célestes et grainage de la Terre : les fondements cosmologiques


Le Zhou Yi exprime avec concision cette articulation entre motifs visibles et structures internes :


ZY. 仰以觀於天⽂

yǎng yǐ guān yú tiān wén

En regardant vers le haut, [l’on] observe (guān) [les] motifs célestes (tiānwén).


ZY. 俯以察於地理

fǔ yǐ chá yú dì lǐ

En regardant vers le bas, [l’on] examine (chá) [les motifs de] grainage [de la] terre (dìlǐ).


Dans la pensée chinoise classique, les concepts de 文 (wén) et 理 (lǐ) représentent deux niveaux complémentaires d’organisation du réel. 文 se réfère aux motifs visibles, aux formes extérieures par lesquelles un phénomène se manifeste : la configuration des astres, l’apparence des choses, les signes perceptibles sur une surface. Il s’agit du domaine du pattern observable, de la texture apparente, et parfois même de l’ornement ou de l’écriture (甲骨文 jiǎgǔwén).  À l’inverse, 理 désigne la structure interne qui sous-tend ces formes : le grain intime du jade, les fibres du bois, les lignes de force qui organisent silencieusement un matériau ou un phénomène.  Là où 文 appartient à l’ordre de la manifestation, 理 relève de l’armature cachée qui en permet l’émergence. 



3. Le modèle cosmologique du Nèijīng : formes, images et circulation


La pensée médicale classique prolonge cette articulation :


SWJZ. 形象也

xíng xiàng yě

[La] forme physique (xíng) [signifie les modèles tangibles des] images (xiàng) [du Ciel].


-


SW67. 天垂象地成形

tiān chuí xiàng dì chéng xíng

Le Ciel déploie l'image (xiàng), [et] la Terre parachève [la] forme (xíng)…

SW67. 七曜緯虛

qī yào wěi xū

[Les] sept corps célestes traversent [le grand] vide (xū) [des cieux célestes].


SW67. 五⾏麗地

wǔ xíng lì dì

[Les] cinq circulations (wǔxíng) correspondent avec () [les motifs de la] terre.


SW67. 地者所以載⽣成之形類也

dì zhě suǒ yǐ zài shēng chéng zhī xíng lèi yě

[La] terre supporte (zài) [la] naissance (shēng) [et] l'accomplissement (chéng) des [différentes] catégories [de] formes (xíng).



Concept de résonance sympathique, produit par la musique céleste, et dont la réponse sur Terre est la création des 地理, c'est à dire des motifs de grainage de la Terre.

Les motifs tangibles de notre monde matériel sont créés et s'organisent autour des résonances musicales intangibles du cosmos et du monde naturel dans lesquels ils surgissent et sont soutenus. Dans le Nèijīng, ces résonances musicales intangibles sont enracinées dans le monde naturel à travers un processus de motifs de grainage. Dans les textes classiques, ces motifs de grain sont appelés « Lǐ » (理).



4. Grainage, circulation et intelligence du vivant


Cette logique rejoint les principes modernes de la dynamique des flux.

Comme l’exprime Adrian Bejan :


" Pour qu’un système de taille finie puisse persister dans le temps, il doit évoluer de manière à offrir un accès plus aisé aux courants imposés qui le traversent. "

L’univers se structure pour optimiser la circulation des flux.

Dans le langage du Nèijīng, Edward Neal l’exprime ainsi :


" Parce que les structures physiques de l'univers sont formées de manière à maximiser la facilité et l'efficacité des modèles indiscernables de mouvement spatio-temporels circulant dans leur environnement au moment de leur création et de leur existence continue, cela crée une intelligence circulatoire dans l'univers. C'est un principe central utilisé dans notre pratique clinique. Ainsi, les formes physiques de l'univers, y compris tous les aspects de la nature et du corps humain, existent sous forme d'expressions tangibles de mouvement sous forme qui sont soutenues, seconde par seconde, par des modèles intangibles de circulation. À cet égard, dans notre vie quotidienne, la circulation est plus critique que la forme. "

Le grainage 理 désigne précisément ce processus par lequel la structure interne se façonne pour accompagner les mouvements fondamentaux du cosmos.



5. Cycles, racines et branches : l’organisation verticale du vivant


À la lumière de ce qui a été dit précédemment, on peut dire que, tandis que les modèles immatériels de circulation se déploient selon leurs dynamiques d’ascension et de descente, ils engendrent simultanément des configurations tangibles. Celles-ci facilitent leurs déplacements en instituant des passages structurés destinés à leur circulation.

Durant le jour et en été, ces configurations s’élèvent et gagnent les zones terminales de ramification ; la nuit et en hiver, elles s’abaissent, se condensent et génèrent des racines tangibles porteuses d’une mémoire profonde.

Le Nèijīng nomme « Jīng » (經) ces motifs de circulation verticale : véritables fils de chaîne du métier à tisser cosmique, structures yáng sur lesquelles se trame et se soutient la vie. Ce terme, qui en réalité, dans ce contexte, désigne une orientation spatiale longitudinale, a été maladroitement traduit par "méridien" par George Souliet de Morant. On comprend aisément, à l'image du développement de cet article, que cette traduction laisse trop de liberté à l'interprétation personnelle et se doit d'être mise à jour.

Les extrémités de ces motifs se condensent en bas pour former des racines, tandis qu’en haut elles se déploient en branches. On les désigne respectivement comme les racines fondamentales (Běn) et les branches de couronnement (Biāo). Elles constituent les pôles terminaux et transitionnels des fils de chaîne du métier à tisser de la nature, et relèvent d’une nature yīn. Dans l’ordre naturel, les structures yáng dessinent des trajets de circulation rectilignes reliant immédiatement un point à un autre. À l’inverse, les structures yīn élaborent des réseaux réticulaires plus complexes, qui accueillent, modulent et transmettent ces circulations directes, désignées sous le nom de « Luò ». Ensemble, ces motifs forment la trame même du métier à tisser de la nature.


Dans le corps humain, ces schémas organisationnels se retrouvent en particulier dans les divisions longitudinales qui traversent verticalement le corps par les fascias, reliant les grandes articulations. De plus, le système vasculaire s'organise exactement selon ce modèle de grainage. Associé au caractère (mài), désignant les vaisseaux sanguins, jīng forme alors l’expression 經脉 (jīng mài), traduite par “vaisseaux axiaux”, responsables du transport du sang (xuè ) et des substances nutritives (yíng ) selon une orientation axiale. Le réseau se complète effectivement de ramifications secondaires, 絡脉 (luò mài), qui assurent la distribution de ces flux, à travers des motifs réticulaires.


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Tous les systèmes vivants sont formés par ces mêmes processus de base, ils ne diffèrent que par leurs degrés de différenciation et de variation.


6. Exemple de descriptions anatomiques dans le Líng Shū


LS10. 肺手太陰之脈起于中焦

fèi shǒu tài yīn zhī mài qǐ yú zhōng jiāo

Les rivières (mài) tàiyīn de main (shǒu) [des] Poumons (fèi) prennent naissance (qǐ) au sein [du] brûleur/réchauffeur médian (zhōngjiāo).


LS10. 下絡大腸

xià luò dà cháng

En descendant, [elles forment un] maillage (luò) [avec le ] Gros Intestin (dàcháng).


LS10. 還循胃口上膈屬肺

huán xún wèi kǒu shàng gé zhǔ fèi

Revenant en arrière (huán), elles longent (xún) la Bouche de l’Estomac (wèikǒu), [puis] s’élèvent [à travers] le diaphragme (gé) [pour] s’unir (zhǔ) aux poumons (fèi).


LS10. 從肺系橫出腋下

cóng fèi xì héng chū yè xià

Depuis [le] système des poumons (fèixì), [les cours des rivières] s’étendent latéralement [et] émergent (chū) [sous les] aisselles (yè).


LS10. 下循臑內行少陰心主之前

xià xún nào nèi xíng shào yīn xīn zhǔ zhī qián

Descendant (xià) le long (xún) [de la face] interne du bras (nào), [elles] circulent (xíng) [en] avant du shào yīn [et du canal des rivières du] gouverneur du coeur (xīnzhǔ)


LS10. 下肘中循臂內上骨下廉入寸口

xià zhǒu zhōng xún bì nèi shàng gǔ xià lián rù cùn kǒu

[Elles descendent] au travers [du milieu] du coude (zhǒu), longe (xún) la face interne de l'avant-bras (bì), [irriguant] le bord inférieur (xià lián) du radius (shàng gǔ), [et] pénètre (rù) au cùn kǒu.


...etc (traduit des traductions du Dr Edward Neal)


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La description initiale des "méridiens" semble se rapprocher des connaissances anatomiques actuelles sur le système vasculaire. Le trajet présenté dans cette exemple est celui du "méridien des poumons". Trajet légèrement différent de ce qui est présenté actuellement dans les programmes de formations.



6. Conclusion : 理 comme principe structurant de l’ordre naturel


Le concept de 理 (lǐ) dépasse la simple abstraction ou la portée purement philosophique. Il désigne le grainage profond du réel, c’est-à-dire la manière dont les formes s’organisent de l’intérieur pour orienter les flux, soutenir la vie et traduire, dans la matière, les résonances immatérielles du cosmos.

Sous l’influence conjointe de 文 (les motifs perceptibles) et de 理 (la structure intime), l’univers se constitue et se transforme sans cesse afin de rendre possible la circulation, condition fondamentale de toute existence. C’est cette intelligence intrinsèque de la relation entre forme et mouvement que les textes classiques cherchent à révéler, et que la médecine chinoise exploite pour comprendre et accompagner le vivant.

 
 
 

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